Inscriptions théoriques hétérogènes de Art by Telephone

Inscriptions théoriques hétérogènes de Art by Telephone

[novembre 2012]

Les archives contiennent un ensemble de notes prises par Jan van der Marck et de citations qui témoignent des champs théoriques dans lequel Art by Telephone a été pensé. Par ailleurs, nous pouvons identifier une série de textes dont certains sont spécifiquement adressés (sponsors, board du musée, artistes et collaborateurs) qui vont évoluer vers la version finale reproduite sur la pochette du vinyle. Il est toujours difficile d’évaluer l’importance de certains propos qui peuvent se révéler stratégiques plus qu’assumés.

Art by Telephone a eut lieu en novembre 1969 mais fut conceptualisée en 1967, c’est-à-dire avant qu’aient eu lieu les expositions Quand lesattitudes deviennent formes (Harald Szeemann, 1969), 557,087, (Lucy R. Lippard , 1969) The Machine (K.G. Pontus Hulten, Janvier 1969), Information (Kynaston L. McShine, 1970), ou Software (Jack Burnham, 1970)1. Ces expositions ont en commun de rassembler des œuvres conceptuelles dans un contexte institutionnel : beaucoup d’artistes ont participé à au moins deux d’entres elles. Pourtant, des différences théoriques, idéologiques et esthétiques significatives les distinguent.

Les notes révèlent qu’une importance particulière a été accordée au théoricien et commissaire de l’exposition Software Jack Burnham, qui était aussi invité dans Art by Telephone en tant qu’artiste. Marck cite de nombreux passages de ses textes dont l’un d’entre eux est particulièrement significatif de l’usage que Marck fait de la pensée de Burnham : « Burnham calls the making of much art today by artists like those in the exhibition ”Metaprograms”, which consist of instructions, descriptions and the organizational structures of programs». Cette notion de «metaprograms» est développée par Burnham dans le texte « Real Time Systems », publié dans la revue Artforum en septembre 1969.

Jack Burnham considérait que le caractère pervasif de la technologie des télécommunications dans la société était un indicateur d’une transition d’une culture orientée vers l’objet à une culture orientée vers les systèmes. Marck fait aussi référence à certaines citations provenant des textes de Burnham comme celle de John McCall : « L’art devient une immersion temporelle dans un flux contextuel continu d’expériences communiquées. »2 Burnham et son exposition Software cultivent une fascination à l’égard des théories cybernétiques3 qui eurent une influence sur certains artistes conceptuels (Les Levine, Hans Haacke…)4, ou fut juste une boîte à outils pour d’autres (Robert Smithson)5.

Pour Jack Burnham, l’art, la technologie et les sciences de l’information sont désormais liés et reposent sur une pensée de l’évolution et du progrès ; l’artiste doit selon lui acquérir une maîtrise de ces systèmes de communication pour y interagir.

D’une manière différente, mais recourant aussi aux théories des sciences de l’information et de la cybernétique, en particulier celles de Mc Luhan, l’exposition Information a lieu au MoMA avec de nombreux artistes qui exposèrent également dans Art by Telephone. Kynastone McShine, son commissaire, envisage les pratiques conceptuelles sous le régime de l’efficience. Plutôt que les idées ne soient « embaumées dans un objet »6 elles sont véhiculées, dit-il, plus rapidement par le langage et les nouveaux médias utilisés par les artistes qu’il expose. Reprenant le raisonnement de Walter Benjamin au début des années 1930, il ajoute par ailleurs que l’une des conséquences de cette capacité d’accélération et de multiplication permettrait aux œuvres de rencontrer une plus large audience.

Pour Jack Burnham, proche des travaux de Joseph Kosuth, Hans Haacke et Les Levine, l’usage du langage s’affirme dans une transparence, pure et immédiate et les technologies cybernétiques pouvaient selon lui, accroitre la transmissibilité des informations. Il apparaît que si ces postulats curatoriaux, tels qu’ils sont profondément pris dans les développements de la philosophie analytique et dans l’utopie cybernétique, peuvent convenir aux démarches de Joseph Kosuth ou aux programmes de E.A.T7, ils sont en revanche incompatibles avec les positions de Lawrence Weiner, Robert Barry, George Brecht, John Baldessari, Jan Dibbets ou encore Mel Bochner pour n’en citer que quelques uns ayant participé à au moins deux de ces expositions. C’est d’ailleurs ce dernier qui pour l’exposition Information avait installé le wall drawing Measurement Series : By Formula (Circle), une œuvre manifeste à l’encontre de ce que Bochner identifiait dans cette exposition comme une allégeance à l’esthétique cybernétique et à la rigueur graphique épurée des domaines de la logique formelle8. Au centre d’un cercle tracé à la craie noir prenant toute la hauteur du mur figurait la définition de la forme géométrique écrite à la main, volontairement peu soignée et par endroits raturée, l’œuvre peut être interprétée comme une proposition ironique à l’égard de l’esthétique administrative et des définitions du Thesaurus de Joseph Kosuth.

Art by Telephone, présentait des conceptions différentes de ces expositions qui lui étaient contemporaines, en particulier à l’égard des relations entre l’art conceptuel et la technologisation des nouveaux médiums. En évitant la glorification de l’outil technologique, Jan van der Marck, voyait dans le téléphone un simple moyen de transmettre des indications pour la réalisation d’une œuvre exclusivement par le langage. Il se référait ainsi à la pratique de partage de l’autorité amorcée par Marcel Duchamp et donc à la question de l’interprétation de l’œuvre et la notion d’œuvre en tant que processus, avec toutes les distorsions qu’impliquent de telles opérations.

Plus proche des position notamment de Lucy R. Lippard, Marck semblait se préoccuper plus des implications politiques de la disparition de l’objet, ainsi que des dimensions littéraires et langagières des pratiques artistiques. Dans son texte d’introduction, Marck affirme que les artistes invités, accordent plus de valeur au processus et à l’expérience qu’au produit et à sa possession.

Dans ces notes, il est possible de trouver un ensemble de citations interrogeant le statut de l’objet d’art, sa temporalité, sa remise en cause par la suprématie de l’idée et le refus du caractère précieux de l’œuvre d’art. Par exemple, le fameux statement de Douglas Huebler, qui ne sera étrangement pas invité à l’exposition : « Le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants, je ne souhaite pas en ajouter plus. Je préfère simplement souligner l’existence de choses en terme de temps et/ou d’endroits ».

Sébastien Pluot

 

1ȀWhen attitudes become form : live in your head, (Harald Szeemann, Kunsthal de Bern, 22 mars – 27 avril 1969). Information (Kynastone Mc Shine, Museum of Modern Art, juillet – septembre 1970). 557,087, (Lucy R. Lippard Seattle Art Museum, 5 septembre – 5 octobre 1969). Prospekt 69’, (Konrad Fischer et Hans Strelow, Kunsthalle de Dusseldorf, 30 septembre – 12 octobre 1969). The Machine (K.G. Pontus Hulten, MoMA, janvier 1969). Software. Information Technology: Its New Meaning for Art (Jack Burnham, Jewish Museum, septembre – novembre 1970).

2Ȁ Dans Burnham J, Great Western Salt Works: Essays on the Meaning of Post Formalist Art, George Braziller, New York, 1974 p. 27.

3ȀLa cybernétiques est un système de pensée émergeant de la philosophie analytique impliquant la modélisation des systèmes de communication valables autant pour l’humain que pour les systèmes biologiques ou la machine. Cette théorie fut développée par le mathématicien Norbert Wiener dés l’après guerre.

4Ȁ Voir Edward A. Shanken, « Art in the Information Age  : Technology and Conceptual Art », dans Conceptual Art, Theory, Myth, and Practice, ed by Michael Corris, Cambridge university Press, 2004, p. 235.

5Ȁ Voir Pamela M.Lee, « Ultramoderne : Or How George Kubler Stole the Time in the Sixties Art », dans la revue Grey Room, Winter 2001, MIT press.

6ȀKynastone Mc Shine, Information, MoMA, New York, 1970, p. 139.

7ȀUne autre exposition, The Machine, organisée aussi au MoMA par Pontus Hulten retrace une histoire de la machine dans l’art depuis la renaissance. Une partie de l’exposition est dédiée au projet Experiment in Art and Technology (EAT). Un appel à projet est organisé et sont choisis principalement des artistes qui ont un recours fortement technicisé à l’ingénierie mécanique ou informatique alors naissante. Bien que certaines œuvres présentes dans cette section de l’exposition ait pu produire l’effet d’une apologie du progrès dans les champs de l’informatique et de l’ingénierie, l’approche d’ensemble de The Machine favorise des œuvres qui entretiennent des relations critiques à la science et la technologie.

8ȀPropos recueillis par l’auteur auprès de Mel Bochner. 2012