La traduction entre « exemption de sens » et « matière de sens »

La traduction entre «exemption de sens» et «matière de sens»

Extrait de l’intervention d’Aurélien Talbot

[octobre 2012]

Dans le cadre d’un questionnement sur le statut du sens en traduction, il est intéressant de revenir sur l’expression de Meschonnic « matière de sens »/« matière du sens ».

Il faut commencer par préciser que pour Meschonnic, comme pour Benveniste dont il se réclame, langage et sens sont inséparables : « le pas de sens – écrit-il dans La rime et la vie – parle encore du sens. C’est l’ironie du langage » (1989, p. 275). Dans Critique du rythme, il observe par ailleurs que, quelle que soit son aspiration formaliste, structuraliste avant la lettre, « cherchant une rythmicité pure, la métrique ne peut pas se défaire du sens comme la peinture s’est « libérée » du figuratif » (Meschonnic, 1982, p. 275). Ou encore, il part de l’hypothèse que dans le langage, il n’y a « jamais de vide de sens » (1982, p. 259) ; il lui arrive encore d’écrire : « le sens est partout dans l’air des paroles » (1982, p. 259-260).

Si on accepte cette hypothèse, on peut suivre alors Meschonnic qui invite à repenser le statut du sens par une critique du rythme concomitante d’une critique du signe (et de la signifiance). Il serait bien évidemment trop long de revenir sur tous les aspects de cette critique du rythme et critique du signe ; je voudrais seulement mentionner brièvement la relation du rythme à la syntaxe.

Le rythme a un rapport avec la « subdivision traditionnelle » de la syntaxe. Le rythme peut englober « tous les effets de la syntaxe » (Meschonnic, 2007, p. 47) : le rythme, en fait, inclut la syntaxe tout en la débordant. Pour bien comprendre l’enjeu de la relation du rythme à la syntaxe, on peut rappeler que, pour Meschonnic, à la suite de Benveniste (cf. Benveniste, 1966, p. 327-335), Platon a modifié la notion de rythme en y ajoutant taxis, metron et harmonia. C’est dans ce contexte que la syn-taxis est susceptible d’être entendue comme une mise en ordre du « rythme héraclitéen ». De sorte que le « paradoxe de l’innovation » (2007, p. 156) passerait par un retour en arrière vers une conception « pré-platonicienne » du rythme.

Selon cette lecture, la syntaxe constitue un dévoiement du rythme. Plus exactement, la fixation sur la syntaxe recouvre la perception du rythme comme le fait, ailleurs, la métrique. Pour Meschonnic, le rythme ne se résume pas plus à la syntaxe qu’à la métrique ; il y a primat du rythme sur la syntaxe et la métrique. Or il faut noter que la mise au jour de ce primat implique de contester la conception traditionnelle de la prose en tant que seule discursivité syntaxique. C’est abusivement, nous dit Meschonnic, que « l’écrit est compris comme régi par la subordination, le discours lié » (1989, p. 257). Selon lui, « la prose ne saurait se ramener à la seule logique et rythmique de la subordination » (1989, p. 258). De sorte qu’il en vient à mettre en lumière la parataxe et signale dans l’histoire des « proses non-périodiques, paratactiques » (1989, p. 257).

Mais en quoi cela concerne la traduction ? « Le rythme, non l’interprétation, fait la différence entre les traductions. La différence réelle dans l’interprétation » (Meschonnic, 1999, p. 221). Dans Poétique du traduire, Meschonnic écrit encore : « le grand transformateur du traduire n’est pas le sens, les différences dans le sens, l’herméneutique. C’est le rythme » (ibid., p. 131). Il semblerait donc que le rythme soit posé en vis-à-vis du sens herméneutique. Le rythme paraît occuper la place centrale traditionnellement réservée à celui-ci. En vue d’une transformation du traduire, le rythme, dans la théorie critique, prendrait le relais du sens dans la théorie traditionnelle. Dans Critique du rythme, le rythme est en effet défini comme « un autre du sens » (1982, p. 99) ou encore comme le « dissident radical du sens » (1982, p. 705). Le rythme serait donc à concevoir comme alternative du sens dans l’ensemble de la signifiance.

Or le rythme est « matière de sens, même la matière du sens » (1982, p. 83). À ce titre, il est bien le signifiant majeur dans un cadre où la signifiance est définie comme « mode de signifier ». C’est l’aspect matériel et corporel du rythme qui passe aussi bien par la syntaxe que la ponctuation, la prosodie et, plus profondément, l’oralité.

Bibliographie
Benveniste, É. (1966), Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, Paris
Meschonnic, H. (1982), Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier, Lagrasse
Meschonnic, H. (1989), La rime et la vie, Verdier, Lagrasse
Meschonnic, H. (1999), Poétique du traduire, Verdier, Lagrasse
Meschonnic, H. (2007), Éthique et politique du traduire, Verdier, Lagrasse